Aujourd’hui, les sciences de l’homme et de la société s’accordent pour dire que :
L’être humain est un être social, au sens où il se construit et il évolue dans et par les relations aux autres.
Il est donc un être dynamique (changeant, amendable), et un être interdépendant avec les autres êtres humains et avec l’écosystème (sociétal et naturel) dans lequel il vit. Il est mû par deux aspirations complémentaires, indissociables et qui se renforcent mutuellement : désir d’être soi (désir de grandir, de se distinguer, d’agir selon ses désirs propres, d’être seul, etc.) et désir d’être avec autrui (désir d’être aimé, reconnu et admiré, d’être conforme, de se fondre dans une action commune, etc.).
La communication, la coopération et l’action collective sont les forces que le genre humain a développées tout au long de son processus évolutif pour compenser ses faiblesses biologiques (vulnérabilité et dépendance extrême des nouveaux nés, pas d’avantage spécifique tels que force physique, griffes, rapidité, etc.).
"L’être humain est un être social"
Une jolie citation d’Albert Jacquard pour l’exprimer en d’autres termes :
« Le trajet d’une vie est l’entrelacement de multiples parcours. Plusieurs personnages évoluent en se heurtant, se provoquant, se complétant ; ils coopèrent pour construire une personne indéfinissable qui manifeste son existence chaque fois qu’elle ose dire "je". Au cours de cette construction, chacun de ces personnages trace son chemin, mais ils sont constamment dépendants les uns des autres, ce qui permet à la personne qu’ils deviennent d’être à la fois multiple et unitaire. »
Albert Jacquard, Mon utopie.
Pour aller plus loin...
La quasi-totalité de ce qui suit est emprunté à Jacques Généreux, qui a réalisé un travail de synthèse des différentes disciplines des sciences de l’homme sur la question de l’être humain dans son ouvrage À la recherche progrès humain. Les passages sont extraits du deuxième opus, L’autre société (paru en 2009).
L’être humain est un être social
A sa naissance, l’humain est l’être le plus inachevé du monde vivant. En effet, au fil d’une évolution singulière, la taille croissante du cerveau humain est devenue incompatible avec celle du bassin de la femme. Dès lors, l’accouchement du bébé a dû intervenir au bout de neuf mois, c’est-à-dire environ le tiers du temps nécessaire à une gestation équivalente à celle des autres primates (qui naissent avec un cerveau quasi « terminé »). Aussi à part respirer, boire et crier, le nouveau-né ne sait quasiment rien faire, car toute fonction physique ou psychique exige des connexions synaptiques entre les neurones, connexions dont la plupart n’interviendront qu’après la naissance. La neurobiologie et l’éthologie (étude des comportements humains) nous apprennent que le développement optimal de ces connexions dépend des stimulations exercées par l’environnement du nourrisson. Au-delà des premiers mois de la vie, les relations avec les autres adultes et enfants jouent à leur tour un rôle déterminant. On sait qu’un enfant tout juste alimenté, sans communication avec autrui, ne peut ni marcher ni parler, et que la qualité de la relation mère-enfant agit sur la taille de l’enfant. Au-delà des capacités physiques de l’enfant, ce sont aussi les compétences cognitives, les facultés de raisonner, de maîtriser des concepts abstraits, de lire et d’écrire qui sont façonnées par l’intensité et la nature des relations nouées avec l’entourage. Et ce sont celles-ci qui déterminent l’ensemble des aptitudes sociales. Ainsi, conclut l’éthologue Boris Cyrulnik : "C’est bien l’environnement qui pétrit la masse cérébrale et donne forme à ce qui, sans lui, ne serait qu’un amas informe non circuité. C’est sous l’effet des interactions précoces que le cerveau acquiert une manière d’être sensible au monde et d’y réagir" .
Le cerveau est comparable à un muscle : il se développe en fonction des exercices qui vont le stimuler. Ce façonnage par les stimulations externes, appelé « plasticité » du cerveau, est particulièrement actif durant les premières années de la vie, au moment où le circuitage des neurones est le plus intense. […] Au fil de l’âge toutefois, le cerveau devient moins malléable. Mais on sait que nous continuons à fabriquer des neurones et des connexions tout au long de notre vie. On peut donc affirmer à la fois que l’enfance et l’adolescence jouent un rôle essentiel dans la formation de la personnalité d’un individu et que rien n’est alors définitivement figé pour le reste de sa vie.
Il résulte de cela qu’aucun comportement n’est génétiquement codé. Hormis bien sûr quelques cas graves d’anomalie neurologique, l’effet de toute prédisposition dépend de son interaction avec le milieu familial, la condition sociale, le milieu scolaire, l’environnement culturel, etc.
Les connaissances sur le fonctionnement du cerveau (travaux de Antonio Damasio notamment) nous apprennent aussi que le néocortex (siège de la parole, de la pensée, de la mémoire, etc.) est interdépendant avec le cerveau limbique (siège des émotions, de l’affection, des pulsions sexuelles, etc.) et le cerveau reptilien (instincts animaux, agressivité, respiration, rythme cardiaque, etc.). La mobilisation des sensations les plus primaires et des émotions fait partie des éléments qui non seulement concourent mais sont aussi indispensables au raisonnement. Le capital de sensations et d’émotions accumulées dans notre mémoire fait notamment partie des ressources mobilisées par la pensée pour résoudre une question nouvelle, ou pour guider notre comportement face à un choix incertain. Et à nouveau, ce capital est essentiellement un capital social, car façonné par l’histoire singulière de nos relations aux autres depuis notre naissance.
L’être humain est donc un être social, c’est-à-dire dont la conscience, les capacités physiques et cognitives, la sociabilité, la personnalité, la vulnérabilité, la résilience, les manières de sentir et de penser, etc. se construisent et évoluent dans et par la relation et la communication avec les autres.
Objectifs pédagogiques
Dans un cadre éducatif, il s’agit donc de créer les conditions pour que les enfants puissent prendre conscience et faire l’expérience de cette conception sociale de l’homme.
Cette prise de conscience de ce qu’ils sont, et de ce qui constitue leur intérêt (l’intérêt personnel est en fait interpersonnel, et contient la préservation de l’écosystème qui permet la vie) ne doit pas rester uniquement à l’état de connaissance. Et il s’agit d’amener les enfants à développer des facultés (pleine conscience de leurs processus mentaux, communication, etc.) leur permettant de mettre en pratique cette connaissance dans leurs actions et leurs interactions avec les autres et avec leur environnement.
Qu’est-ce que l’épanouissement de la personne humaine ?
De la conception sociale de l’être humain, il résulte que l’émancipation est un projet vide de sens si l’on entend par là l’indépendance à l’égard d’autrui et l’autodétermination stricte des préférences et des actions individuelles.
Spinoza l’avait déjà identifié : « Les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent » . L’idée de leur liberté n’est que l’effet d’une insuffisante capacité d’intellection et de la troncature qui en résulte : incapables, et pour cause, de remonter la chaine infinie des causes antécédentes, ils n’enregistrent que leurs volitions et leurs actions, et se rendent au plus facile qui consiste à considérer qu’ils en sont la véritable source, la seule origine. Or il n’est aucune action qui ne soit davantage qu’un simple moment dans l’infinie séquence de la détermination des choses par les choses. […] Quoique automobile, nous sommes irrémédiablement hétérodéterminés. […] Le libre arbitre est une fiction.
La liberté d’un être en interdépendance naturelle avec autrui peut signifier 1/ la faculté formelle de choisir (sans pression manifeste des autres : menace, chantage, usage de la force, contrainte légale, etc.), le fait de ne pas être entravé, et 2/ la capacité réelle à mettre en œuvre ses choix : celle-ci inclut la faculté de comprendre et de reconsidérer les déterminants historiques (familiaux, culturels, religieux, etc.) de ses préférences, en sorte que le choix ne résulte pas d’un automatisme socialement déterminé mais de la décision d’un être social et conscient de l’être. […] Ainsi, l’émancipation est un projet éducatif et politique qui tend à étendre la capacité d’action de décision et de jugement de l’individu.
L’éducation doit donc permettre aux enfants de devenir des êtres libres, en leur permettant d’être pleinement conscients des déterminants historiques de leurs préférences, de leurs représentations, de leur compréhension du monde et des autres.
Interdépendance et intérêt interpersonnel
Ce que nous montrent encore les sciences de l’homme , c’est que dans sa relation à autrui, l’être humain est mû par la dialectique interne de deux aspirations indissociables complémentaires : le besoin d’être lui-même (ie de grandir, de se distinguer, d’agir selon ses désirs propres, d’être seul, etc.) et le besoin d’être avec autrui (ie d’être aimé, reconnu et admiré, d’être conforme, de se fondre dans une action commune, etc.).
Ainsi, c’est la recherche de l’équilibre entre ses 2 aspirations qui constitue le moteur de l’être humain dans ses relations à autrui.
L’individu n’est « naturellement » ni égoïste, ni altruiste, ni sociable, ni a-sociable, ni bon, ni méchant ; il peut être tout cela à la fois, ou en alternance, en raison de sa quête d’un équilibre entre ses 2 aspirations. Parmi toutes ces manières d’être avec autrui, l’émergence d’un penchant dominant (être soi au détriment d’être avec autrui, ou inversement) est socialement construite et donc réversible.
L’être humain cherche toujours son intérêt en ce sens qu’il cherche à exister en combinant au mieux les composantes de son désir d’être. Puisque le souci de soi et le souci d’autrui sont indissociables, toute théorie concevant le mobile de l’intérêt personnel comme un égoïsme antinomique du souci des autres est dénué de signification. […] L’intérêt personnel est en réalité un intérêt interpersonnel, un bien public.
Les enfants doivent prendre conscience de cette interdépendance avec les autres et avec l’écosystème vivant qui leur permet de vivre. Et du fait que leur intérêt personnel est un intérêt interpersonnel : la coopération et le souci d’autrui sont inhérentes à leur épanouissement. De plus, ils doivent également acquérir des compétences psycho-sociales concrètes, qui leur permettent d’interagir avec les autres d’une manière qui soit pleinement en accord avec cette conception d’eux-mêmes et des autres.